Mis à jour le 17.10.2016
Rubrique mise en ligne en août 2015 et résumant un texte de Christian Frébutte et Michel Toussaint, « Aperçu de l’historiographie du mégalithisme wallon », In M. Toussaint (dir.), 2003. Le « champ mégalithique de Wéris ». Fouilles de 1979 à 2001. Volume 1. Contexte archéologique et géologique. Namur, Etudes et Documents, Archéologie, 9, chapitre 2 : 40-49.
L’intérêt pour les mégalithes a, en Wallonie comme dans les régions voisines, fluctué au fil des siècles. Sur base d’écrits, de documents iconographiques et de fouilles, il est possible de retracer schématiquement l’évolution de cette historiographie en six phases, depuis la période médiévale jusqu’à l’époque contemporaine.
Les premières mentions écrites de mégalithes remontent au Moyen Âge. Des dolmens et menhirs sont cités dans des actes administratifs comme repères pour préciser les limites de propriétés foncières ou comme jalons pour les voyageurs, sans que leur signification réelle ne soit comprise. Tel est le cas du dolmen de Jambes, signalé en 1273 dans un testament.
Extrait de la Carte de Cabinet des Pays-Bas autrichiens levée à l’initiative du comte de Ferraris, 1771-1778 (feuille N8, 116) ; la « Pierre du Diable » à Jambes est clairement localisée.
Une curiosité encore timide à l’égard des pierres monumentales s’éveille au cours des Temps modernes, la seconde des phases évoquées. Des écrits sont consacrés au dolmen de Jambes, entre 1605 et 1808. La pierre Brunehaut, près de Tournai, suscite en 1777 une publication de la part de l’abbé de Nélis, dans les Mémoires de l’Académie Impériale et Royale des Sciences.Des menhirs attirent l’attention d’artistes, tel Constantin Huygens qui dessine celui de Bray en 1645, et de topographes. Des cartes établies durant cette période localisent en effet certains gros blocs, éventuellement mégalithiques, qui étaient réutilisés comme bornes frontalières, parfois depuis l’époque médiévale. Ainsi, la carte établie par le comte Ferraris au XVIIIe siècle signale le dolmen de Jambes sous le terme « Pierre du Diable ».
Les Temps modernes sont responsables de diverses destructions. À Wéris, des artefacts trouvés dans des fosses de condamnation semblent situer à la fin du XVIe siècle ou au début du XVIIe l’abattage et l’enfouissement de deux menhirs du « Champ de la Longue Pierre » et des cinq menhirs implantés à proximité de l’allée couverte de « Wéris II ». En 1753 disparaît le menhir de Bray dont les fragments servent à réparer un canal.
De gauche à droite, pierre Brunehaut, menhir de Gozée au moment de sa découverte, projet de redressement du menhir de Gozée. VAN BASTELAER, 1887, pl. III.
Cette troisième période fut à la fois destructrice et protectrice.
Des pierres disparaissent car entravant des projets d’aménagement ou parce qu’elles peuvent être utilisées à bon compte pour empierrer des chemins. C’est notamment le cas du dolmen de Jambes, démoli vers 1820, des deux pierres dressées de Gozée, débitées dans le second quart du XIXe siècle, ainsi que l’allée couverte de Bouffioulx, disparue au milieu du même siècle. C’est à la même époque que l’on perd la trace des deux sépultures mégalithiques de Hargimont, détruites ou enfouies lors de l’aménagement d’une chaussée.
Simultanément, les menhirs et dolmens sont reconnus comme des monuments dignes d’intérêt nécessitant des mesures de protection. La pierre Brunehaut à Hollain, qui a échappé de justesse à la destruction, est relevée en 1819. En 1846, J.-B. Geubel, archéologue amateur, publie, en 1851, une « Note sur l’existence de monuments des anciens cultes dans la forêt ardennaise » qui mentionne des mégalithes très douteux mais aussi des sites de premier ordre tels que la « Cuvelée du Diable » à Forrières, cet […] assemblage de six Dol-men (sic), formant à peu près un cercle […].
Les dolmens et menhirs sont interprétés comme des lieux où les druides, imprégnés par les cultes germaniques ou « odiniques », sacrifiaient des victimes humaines, comme l'évoque une ancienne carte postale du début du XXe présentant le « Dolmen de Solwaster ». Ces idées influenceront d’autres écrivains qui « celtiseront » leur prose, comme le major à la retraite Daufresne de la Chevalerie. De telles conceptions qui ont pollué la description de monuments mégalithiques sont les héritières d’idéologies nées au XVIIIe siècle en France et en Angleterre. Leur persistance durant le XIXe siècle s’explique par l’ignorance de l’évolution des recherches et par le mouvement artistique du romantisme qui exploita leurs aspects mystérieux et fantastiques. Ces clichés furent encore récupérés pour vanter la grandeur d’un homme, et par la même occasion d’une nation. Lors de son installation sur la Grand-Place de Tongres en 1866, la statue d’Ambiorix, roi des Éburons, fut posée sur un trilithe.
De nos jours, l’amalgame mégalithes/Celtes sévit malheureusement encore, notamment à Gozée où un panneau identifie le menhir subsistant à une « pierre druidique ». Quant aux allées couvertes de Wéris, elles sont régulièrement fréquentées par des pseudo-prêtres celtes en costume d’opérette qui se livrent à des animations « pédagogiques » douteuses ou célèbrent des cérémonies de soi-disant mariage. Ces confusions ont encore été récemment entretenues à Wéris, traduit pour la circonstance Wérix, lors de fêtes de la pierre successives, qui apparentent les mégalithes à l’image décrite dans les bandes dessinées d’Astérix et Obélix.
Monument représentant Ambiorix, roi des Éburons, juché sur un trilithe, à Tongres.
Le pseudo-menhir « Wérix », des fêtes de la pierre de Wéris.
Le« Dolmen de Solwaster » : en fait un bloc naturel sans signification archéologique.
La quatrième période se caractérise par un élargissement de la prise de conscience de l’intérêt des monuments. En 1867, Henri Schuermans publie un rapport sur l’Antiquité des dolmens et autres monuments de pierres brutes, montrant qu’il est désormais bien établi que ces vestiges sont antérieurs aux Celtes et aux druides. La phase qui débute à ce moment comprend la découverte de sites majeurs, la multiplication d’études et de débats, et l’organisation de fouilles.
Cette étape comprend la fouille du dolmen de Jambes par la Société archéologique de Namur, en 1874 ; elle s’engage ensuite dans une décennie « wérisienne » après que soient parus, en 1879, deux articles d’A. Daufresne de la Chevalerie sur Les Antiquités du village de Wéris (Luxembourg). Ces publications sont les premières à mentionner et à décrire l’allée couverte de « Wéris I », qui sera restaurée en 1887. La sépulture mégalithique de « Wéris II » et les trois menhirs d’Oppagne sont repérés en 1888. Des fouilles sont organisées la même année dans les deux monuments sépulcraux par le commissaire-voyer Charneux.
Parallèlement à divers travaux relatifs aux mégalithes de Thudinie et de Bouffioulx par Van Bastelaer, paraissent des articles plus généraux comme l’Étude sur les mégalithes ou monuments de pierres brutes existant ou ayant existé sur le territoire de la Belgique actuelle rédigée par le baron de Loë (1888). Ce travail servira de base à une discussion entre archéologues et géologues lors de la séance du 6 août 1888 du IVe Congrès de la Fédération archéologique et historique de Belgique, tenu à Charleroi. Le géologue L. Lambot (JACQUES, 1889a, p. 257-261), comme l’avait déjà auparavant fait son collègue E. Delvaux (1887), y insiste sur la prudence à adopter dans l’interprétation de blocs qui seraient en position géologique et par conséquent non mégalithiques. La même séance évoque l’évolution des connaissances : les mégalithes sont dorénavant attribués à la fin de la Préhistoire et à l’Âge du Bronze, et le rôle sépulcral des dolmens évince les délires à propos des tables à sacrifice druidique. Le VIe Congrès de la même fédération se déroule à Liège en 1890. Des questions concernent également l’actualité mégalithique. Fait significatif, G. de Mortillet, président de la Commission des Monuments mégalithiques de France, est présent lors des séances.
Menhir de Ville-sur-Haine. DE MUNCK, 1894, pl. 1.
Cet intérêt pour les mégalithes est à mettre en relation avec la multiplication d’interventions archéologiques peu méthodiques qui touchèrent les abords de certains monuments : le menhir subsistant de Gozée en 1887 (Van Bastelaer, 1887), le « menhir » de Ville-sur-Haine en 1893 (de Munck, 1894), les éléments de la « Cuvelée du Diable » à Forrières en 1897 (de Loë, 1903a), le menhir de Velaine-sur-Sambre en 1904 (de Loë, 1904), puis en 1906 les menhirs de Baileux (de Loë, 1908c) et d’Oppagne (de Loë, 1908a). En 1906, A. de Loë réalise également des fouilles aux allées couvertes de « Wéris I » et de « Wéris II » (de Loë, 1908d et 1908b).
La reconnaissance archéologique de ces monuments incite l’État belge à acheter les sites de « Wéris I » en 1882, de « Wéris II » à la fin 1888 ou début 1889, ainsi que, en 1889, le menhir de Gozée. Signe des temps, des mégalithes deviennent des curiosités touristiques et sont reproduits sur des cartes postales.
Malgré ces progrès scientifiques, des publications plus ou moins farfelues subsistent encore, comme l’ouvrage que E. Harroy, écrit en 1889 au sujet des Cromlechs et dolmens de Belgique, à Solwaster lez-Spa, Dourbes-Fagnolles lez-Mariembourg, Sinsin, Mousny-Laroche...
Ces sept décennies se caractérisent par la pauvreté d’activités et d’études consacrées aux monuments mégalithiques belges.
Ainsi, d’un point de vue bibliographique, quelques répertoires des mégalithes belges sont réalisés, principalement par les frères Brou à partir de 1969 mais ces travaux pèchent par des interprétations saugrenues et un manque évident de critique et de connaissance approfondie du sujet. L’ouvrage écrit par C. Hennuy (réédité en 1980) à propos des mégalithes de Thudinie est nettement plus documenté.
En 1949, l’État belge acquiert enfin les éléments subsistants de la « Cuvelée du Diable » de Forrières, qui seront classés en 1974. D’autres arrêtés de classement interviennent pour la pierre Brunehaut en 1934 et l’allée couverte de « Wéris I » en 1974.
Sur le terrain, trois découvertes majeures surviennent : un menhir au « Champ de la Longue Pierre » à Wéris, exhumé et fouillé en 1947 par H. Danthine (1961) ; le dolmen de Laviô, près de Bouillon (Huysecom, 1982d) repéré et sommairement exploré en 1952 par des érudits locaux, lors de la construction d’une maison ; l’allée couverte de Lamsoul signalée par W. Lassance en 1971.
Plan et coupes schématiques du dolmen de Laviô, dressé le 8 juillet 1952 au cours d’une fouille de sauvetage. Archives de la Direction de l’Archéologie, MRW, Namur.
Malheureusement, le patrimoine mégalithique ou réputé tel continue à être victime d’interventions irresponsables aux conséquences souvent irréversibles. Ainsi en 1976- 1977, des fouilles peu méthodiques ont altéré les niveaux archéologiques de l’allée couverte de Lamsoul (Lassance, 1983 ; Huysecom 1983). De même, divers blocs, parfois hâtivement identifiés à des menhirs abattus, ont été arrachés à leur contexte stratigraphique, sans aucune précaution scientifique. Certains ont été dressés à proximité du lieu de leur découverte, tels les trois menhirs d’Oppagne en 1933 ( Frébutte et al., 2001c), ou à une distance plus importante de celui ci. Cette dernière démarche est illustrée par le déplacement, en 1951, du soi-disant menhir de Haulchin vers la place de ce village et du polissoir de Saint-Symphorien vers Mons. En 1968, le « Cheval des Gottes » est transféré de Gistoux vers la campagne de Chaumont. Deux ans plus tard, un bloc exhumé à Longlier est dressé à Neufchâteau.
Des faits similaires se sont produits en Flandre. Lorsqu’en 1928 le poète flamand Hendrik van Veldeke est statufié à Hasselt, la pierre de couverture d’un hypothétique dolmen local est récupérée afin de servir de trône à l’effigie ; l’association de ce bloc et d’une sculpture affublée d’une toge druidique montrent la persistance d’une certaine celtomanie. Dans le même registre, en 1929, un dolmen est déplacé du village de Hénanbihen-Hénansas, dans les Côtes d’Armor, pour être installé à Boezinge, en Flandre-Occidentale pour célébrer la mémoire de soldats bretons morts durant la Bataille de l’Yser.
Le poète H. van Veldeke installé sur la pierre de couverture d’un hypothétique dolmen local, à Hasselt.
Dolmen breton provenant de Hénanbihen-Hénansas et installé à Boezinge (Flandre-Occidentale).
L’année 1979, qui marque le début de la sixième période, compte deux événements majeurs. Le premier est le mémoire de licence d’É. Huysecom (1979) sur Les sépultures mégalithiques en Belgique, dolmens et allées couvertes, résumé dans une synthèse (1982a) et dans divers articles consacrés aux sépultures mégalithiques de Wéris (1981d), de Bouffioulx (1981c), de Laviô (1982d) et de Jambes (1982c). Le second événement de cette année, consécutif au précédent, est le démarrage d’un programme archéologique consacré au « champ mégalithique de Wéris » par le Service national des Fouilles, sous la direction de F. Hubert, durèrent jusqu’en 1987; elles concernèrent l’allée couverte de « Wéris I », les cinq menhirs voisins de « Wéris II » et deux menhirs supplémentaires dégagés dans le « Champ de la Longue Pierre ».
Par la suite, la Direction de l’Archéologie du Ministère de la Région wallonne a exécuté une fouille de vérification à Lamsoul, en 1995-1996 et en 2005 (Toussaint & Jadin, 1996 ; Toussaint et al., 2005), et a développé, depuis 1995, un nouveau programme de recherches systématiques et pluridisciplinaires relatif aux mégalithes de Wéris, en partenariat avec l’Association wallonne d’Études mégalithiques (AWEM). Des mesures de classement sont arrêtées, comme au cours de la phase précédente. Elles concernent le menhir de Velaine, en 1980, et le menhir de Gozée, en 1994. Le classement de l’allée couverte de Lamsoul est en cours et celui du « champ mégalithique de Wéris » comme vaste ensemble de plusieurs centaines d'hectares a été réalisé en 2014.
Un des menhirs voisins de l’allée couverte de «Wéris I » lors de la reprise des recherches par le Service national des Fouilles en 1979. Photo, F. Hubert.
Le processus de destruction et d’altération des mégalithes est malheureusement loin de s’essouffler. Les quelques monuments subsistants sont menacés par la pression de l’urbanisme, de l’industrie et de l’agriculture intensive. Des blocs qui auraient mérité un examen archéologique ont ainsi disparu ci et là, comme en 1999 à Xhoute-si-Plout (Manhay) et en 2001 à proximité de l’allée couverte de « Wéris I » . Paradoxalement, des mégalithes sont victimes de leur succès en subissant un tourisme de masse incontrôlé et des manipulations d’amateurs inconscients. Ces excès sont stigmatisés par la circulation de quads sur certains sites de Wéris ou par le déplacement et le dressement intempestifs de soi-disant menhirs déterrés sans méthode, par exemple en 2000 au lieu-dit « Waillimont » à Saint-Médard (Herbeumont).